Forme, expérience, intuition

De même que l’audition du bruit, et plus particulièrement de la noise, m’a permis de dégager la notion d’aoriste ça comme hors-sens, vide sémantique, pure indétermination, la pratique amateur du dessin a rendu possible une autre expérience originaire – celle de la rencontre du regard et de la forme.

Le maître, auprès duquel j’ai appris les rudiments du fusain et du pastel, Sean Rudman, recommandait constamment aux élèves de sa classe de développer leur sens de l’observation – en examinant par exemple le jeu des ombres et des lumières – et surtout de chercher la forme. Riche sujet pour la pensée et la méditation, cette expression devint pour moi le leitmotiv de son enseignement. Je l’ai découvert peu à peu, à la suite de bien des tâtonnements : pour la raison qu’elle ne s’identifie pas à l’enveloppe extérieure de l’objet, à son contour ou à son pourtour, mais à un certain principe de structuration interne, la forme prenait pour moi un nouveau sens, peut-être assez semblable à celui que l’on retrouve chez Platon et Aristote.

Une leçon essentielle retenue de Martin Heidegger : les concepts des penseurs anciens traduisent des expériences fondamentales qu’il s’agit précisément de revivre par soi et pour soi. Ainsi le mot de forme se dit en grec eidos (εἶδος) ou idea (ἰδέα), termes appartenant au champ sémantique de la vision. Or, dans la langue de tous les jours, en parlant des choses visibles, ce même mot renvoie habituellement à l’apparence extérieure. Pourquoi en ce cas se priver de recourir aux langues anciennes si l’on veut simplement indiquer par ce moyen que l’on se démarque de l’usage courant d’un concept ?

Il en va de même du mot aspect, qui se rattache au verbe latin aspicio (adsp-), spexi, spectum, ere (apercevoir, tourner ses regards vers) et qui sert à traduire species, terme appartenant originellement à la langue augurale et qui a pris de nombreuses significations, dont celle de regard, apparence, air, aspect, espèce, etc. Pour éviter une certaine lourdeur, j’ai laissé de côté la graphie ad-spect, bien qu’elle mette en évidence, grâce à des rapprochements avec les mots spect-acle, in-spect-ion, ex-spect-ation, spéc-ulatif, la richesse sémantique de ce terme et qu’elle évoque l’idée d’un mouvement vers… signifiée par la préposition ad en latin. Dans la langue philosophique latine, εἶδος a été rendu par species.

Autre précision : dans le texte Une conception abstraite du phénomène (p.18), se trouvent les raisons qui motivent la graphie ess-ence. Il s’agit encore là de faire ressortir le caractère existentiel du concept d’ousia (οὐσία), rendu habituellement par substance (substantia). Ces procédés graphiques, en plus d’attirer l’attention, servent peut-être aussi à faire travailler la langue, à lui donner du jeu. Bref, le recours aux langues anciennes et au tiret permet de renouveler des expressions françaises devenues trop usuelles et par là presque muettes.

Un mot, enfin, sur le dessin de la pomme reproduit plus bas. Œuvre d’un débutant maladroit, il tire sa force précisément de cette faiblesse. En effet, peut prétendre à l’universalité une expérience de la forme que tout un chacun peut faire : il suffit d’avoir un crayon et un bout de papier, de chercher la forme et d’attendre que se produise l’avènement de l’εἶδος.

Le texte que je présente sous le titre Forme, expérience, intuition (version revue et corrigée), se veut de part en part provisoire et perfectible, pour emprunter la belle expression de Bergson. En cherchant à comprendre ce qui au point de départ m’apparaissait comme un ensemble d’évidences expériencielles, de très nombreuses difficultés conceptuelles ont surgi, si bien qu’à la fin, je me retrouve la tête remplie de questions, d’incertitudes et de perplexités.

Se trouvent dans ce carnet tous les textes produits dans les dernières années :

Forme, expérience, intuition (2015)

L’aoriste ça : le ni quoi ni qu’est-ce (2014)

Une conception abstraite du phénomène (2012)

Une expérience fondamentale (2006)

L’expérience du bruit

Dans la réussite, appelée Agnès en France, et que je pratique tous les soirs depuis très longtemps, le but consiste à classer les cartes, par couleur, en quatre séries croissantes depuis l’as jusqu’au roi. Parfois les cartes tombent de telle façon que des séries provisoires peuvent être aisément constituées, et par la suite des séries définitives ; mais parfois non. Il arrive aussi qu’une seule carte reste invisible, et que si elle avait été retournée, le but du jeu aurait été atteint. Faire des patiences induit à l’occasion des rêveries philosophiques sur la contingence, le hasard, et la chance. Bien des événements chargés de sens dans le déroulement de notre vie tombent comme des cartes à jouer. Mieux vaut apprendre à se plier aux circonstances, à épouser le contour de ce qui nous arrive. Nous ne dirigeons pas notre vie comme un pilote en son navire. Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

Depuis quelques années, en plus de pratiquer la Métaphysique d’Aristote, j’essaie de me conformer au précepte : nulla dies sine linea. Le résultat : un manuscrit de premier jet et de nombreuses fiches où je désirais au départ produire un essai de métaphysique au sens que prend ce terme dans la philosophie grecque, mais qui au final ressemble plutôt à un fatras, à des développements sans suite logique apparente et qui forment au mieux des pièces éparses d’un puzzle. Sans chercher à suivre la pensée d’Aristote, je suis plutôt allé là où me poussaient le raisonnement et l’expérience. Celle-ci constitue le seul point de départ possible en philosophie : sans l’expérience, on peut avoir la certitude, mais non la vérité. La certitude ne manifeste qu’un sentiment, la vérité seule en est la preuve, car elle se déduit de l’épreuve du réel. Pour atteindre le vrai, la passion subjective doit devenir une endurance de la réalité effective, ou, si l’on préfère, le vécu du sujet doit devenir réception de l’altérité de l’objet, ce qui veut dire être une authentique expérience, une vér-ification des certitudes.

Pour mettre un peu d’ordre dans cet ensemble disparate, j’ai cru bon de commencer par regrouper mes idées en thèmes dont chacun sera comme une carte dans une réussite. Les thèmes à venir n’auront pas nécessairement de liens évidents avec celui que je présente en premier. La recherche philosophique est une aventure de la pensée : à mesure que les thèmes paraîtront dans ce carnet et qu’ils tomberont les uns à côté des autres, j’ai bon espoir qu’à un certain moment un tout cohérent prendra forme. Ce tout contiendrait les éléments me permettant de proposer, après une critique de la conception du phénomène chez Heidegger (pars destruens), une théorie peut-être plus satisfaisante, du moins pour ce qui concerne l’auto-monstration, de ce qui se produit quand des apparitions sont données dans l’expérience (pars construens). La tâche fondamentale que la philosophie contemporaine me semble incapable de remplir, c’est de montrer qu’il y a de l’altérité dans le phénomène ou, si l’on préfère, que la conscience et le langage s’ouvrent sur un véritable dehors. Le plus souvent, la chose se réduit à une pure et simple modification de la conscience ou demeure relative à la fonction référentielle du discours : idées qui me sont toujours apparues comme étant non conformes à l’expérience.

Pourquoi commencer la réussite avec le thème de l’expérience du bruit et de la notion d’aoriste ça ? Par un concours de circonstances, tout simplement. Il m’arrive assez rarement de parler de mes recherches en philosophie, mais en prenant il y a quelques semaines le café avec une amie, je fus amené à me révéler un peu plus et c’est la premier sujet qui m’est venu en tête. Voilà, mais ce premier thème ne doit pas être considéré comme le point de départ d’une déduction systématique.

Pour lire le texte L’aoriste ça : le ni quoi ni qu’est-ce en format PDF.