L’expérience du bruit

Dans la réussite, appelée Agnès en France, et que je pratique tous les soirs depuis très longtemps, le but consiste à classer les cartes, par couleur, en quatre séries croissantes depuis l’as jusqu’au roi. Parfois les cartes tombent de telle façon que des séries provisoires peuvent être aisément constituées, et par la suite des séries définitives ; mais parfois non. Il arrive aussi qu’une seule carte reste invisible, et que si elle avait été retournée, le but du jeu aurait été atteint. Faire des patiences induit à l’occasion des rêveries philosophiques sur la contingence, le hasard, et la chance. Bien des événements chargés de sens dans le déroulement de notre vie tombent comme des cartes à jouer. Mieux vaut apprendre à se plier aux circonstances, à épouser le contour de ce qui nous arrive. Nous ne dirigeons pas notre vie comme un pilote en son navire. Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

Depuis quelques années, en plus de pratiquer la Métaphysique d’Aristote, j’essaie de me conformer au précepte : nulla dies sine linea. Le résultat : un manuscrit de premier jet et de nombreuses fiches où je désirais au départ produire un essai de métaphysique au sens que prend ce terme dans la philosophie grecque, mais qui au final ressemble plutôt à un fatras, à des développements sans suite logique apparente et qui forment au mieux des pièces éparses d’un puzzle. Sans chercher à suivre la pensée d’Aristote, je suis plutôt allé là où me poussaient le raisonnement et l’expérience. Celle-ci constitue le seul point de départ possible en philosophie : sans l’expérience, on peut avoir la certitude, mais non la vérité. La certitude ne manifeste qu’un sentiment, la vérité seule en est la preuve, car elle se déduit de l’épreuve du réel. Pour atteindre le vrai, la passion subjective doit devenir une endurance de la réalité effective, ou, si l’on préfère, le vécu du sujet doit devenir réception de l’altérité de l’objet, ce qui veut dire être une authentique expérience, une vér-ification des certitudes.

Pour mettre un peu d’ordre dans cet ensemble disparate, j’ai cru bon de commencer par regrouper mes idées en thèmes dont chacun sera comme une carte dans une réussite. Les thèmes à venir n’auront pas nécessairement de liens évidents avec celui que je présente en premier. La recherche philosophique est une aventure de la pensée : à mesure que les thèmes paraîtront dans ce carnet et qu’ils tomberont les uns à côté des autres, j’ai bon espoir qu’à un certain moment un tout cohérent prendra forme. Ce tout contiendrait les éléments me permettant de proposer, après une critique de la conception du phénomène chez Heidegger (pars destruens), une théorie peut-être plus satisfaisante, du moins pour ce qui concerne l’auto-monstration, de ce qui se produit quand des apparitions sont données dans l’expérience (pars construens). La tâche fondamentale que la philosophie contemporaine me semble incapable de remplir, c’est de montrer qu’il y a de l’altérité dans le phénomène ou, si l’on préfère, que la conscience et le langage s’ouvrent sur un véritable dehors. Le plus souvent, la chose se réduit à une pure et simple modification de la conscience ou demeure relative à la fonction référentielle du discours : idées qui me sont toujours apparues comme étant non conformes à l’expérience.

Pourquoi commencer la réussite avec le thème de l’expérience du bruit et de la notion d’aoriste ça ? Par un concours de circonstances, tout simplement. Il m’arrive assez rarement de parler de mes recherches en philosophie, mais en prenant il y a quelques semaines le café avec une amie, je fus amené à me révéler un peu plus et c’est la premier sujet qui m’est venu en tête. Voilà, mais ce premier thème ne doit pas être considéré comme le point de départ d’une déduction systématique.

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